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Les maltraités de l’info

Souvent pointées du doigt ou tout simplement absentes du débat public, les personnes souffrant de précarité restent invisibles dans les médias. Entre manque de temps et défaut de considération, les journalistes semblent ne jamais s’intéresser à ces “maltraités de l’info”. Des citoyens aux vies difficiles, mais qui demandent comme tout le monde un droit à la dignité médiatique. 

Tous les hivers c’est la même chose. Les médias alertent l’opinion : des personnes meurent de froid dans la rue. Précaires, travailleurs sociaux et membres d’associations s’en agacent.  « Il y a un véritable tapage médiatique à cette époque de l’année », notent Françoise et Yannick, bénévoles pour les Restos du cœur à Bordeaux. « La majorité des SDF décèdent de morts violentes à cause des conditions de vie dans la rue et non du froid », explique Laura, travailleuse sociale dans un centre d’hébergement d’urgence. 

Dans le local de l’association créée par Coluche, on accuse le coup : « c’est surtout en été qu’on manque de bénévoles et qu’on aurait besoin de médiatisation « . Dans un rapport de 2001, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) soulignait déjà l’impact d’une couverture médiatique saisonnière : « le thermomètre reste le meilleur allié des pauvres ». La situation des SDF en hiver est un “marronnier”, un sujet qui revient tous les ans à la même période. Cette inadéquation entre les médias et la réalité du terrain n’est que la partie émergée de l’iceberg. 


Indifférence mutuelle

« Je lis Sud Ouest de temps en temps car on le reçoit au travail », confie Laura. Le verdict est sans appel : parmi les bénévoles, les travailleurs sociaux et les personnes qu’ils aident, rares sont ceux qui s’intéressent encore aux médias. « Tous ceux qui viennent aux Restos ont d’autres préoccupations. La manière dont on parle d’eux dans la presse est le dernier de leurs soucis » , estiment les bénévoles. Martine est atteinte de maladie mentale : « Je sors de la rue, je suis très prise par mes démarches administratives, mes rendez-vous pour trouver un logement, je n’ai pas toujours le temps de m’informer ». 

Les victimes de précarité ne se sentent pas représentées. « Il faudrait médiatiser la misère. On parle de la guerre, de la misère à l’étranger. Mais ici, les sans abris ça n’intéresse pas grand monde », estime Wahid. Debout, il attend son tour dans la salle d’attente bordelaise de l’association engagée contre la pauvreté. 

Les bénévoles, qui regrettent une baisse de l’investissement ces dernières années, voient dans ce manque de représentation médiatique un problème plus global. « Les gens n’aiment pas voir la misère. Ils ne veulent ni voir ni entendre ceux que l’on reçoit ici. La société n’a aucun intérêt à mettre ces individus en avant », regrette Françoise des Restos du cœur. Pour l’ONPES : « voir et comprendre la pauvreté ne fait apparemment pas partie des attentes du public »

Françoise, bénévole chez ATD Quart Monde est plus directe : « La pauvreté ne fait pas recette. Les gens peuvent vivre sans nous alors pourquoi se soucier de nous ? » La critique est amère. 


Course au sensationnalisme 

En dehors période de grand froid, il peut arriver que ces « oubliés » reviennent sur le devant de la scène médiatique… À la page faits divers. Sans citer le nom de ses victimes, les  professionnels de l’information s’intéressent à la pauvreté quand celle-ci revêt un caractère sensationnel. Un délit commis par une personne migrante,  l’incendie d’un camp de fortune ou le décès violent d’un SDF sont autant d’événements perturbateurs qui créent (parfois) l’événement. Le précaire provoque alors compassion ou indignation. Ce qui peut accentuer la mise à l’écart de ces groupes vis-à-vis de la société. 

Fabienne Durant, responsable des maraudes des Restos de Bordeaux se désole : « les journalistes ne viennent nous voir que lorsqu’il y a un évènement marquant comme les morts dans la rue or la précarité c’est un sujet qu’il faut fouiller ».

En renvoyant une image extrême du précaire dans la presse, les journalistes réduisent le pauvre à la plus triste des misères. Il est alors cantonné au rang des anormaux, relégué du côté de l’insécurité. 

Les bénévoles sont les premiers intermédiaires entre journalistes et précaires. ©Photo Nam Durieu


“Leur sujet est écrit à l’avance”

Il arrive aussi parfois que les professionnels de l’information mettent la lumière sur un pauvre au parcours « atypique ». La pratique a de quoi agacer Laura, du centre d’hébergement et de réinsertion sociale : « dans nos foyers c’est sûr qu’il existe des profils et des situations extraordinaires, on a du lourd, donc du potentiel pour les médias sensationnalistes ».

Des clichés exploités par les médias. « Souvent, les journalistes arrivent et demandent un type précis de bénéficiaire. Leur sujet est écrit à l’avance« , remarquent les bénévoles des Restos du cœur. Avec cette logique de « casting », ils cherchent la personne qui rentrera le mieux dans leur angle. Une façon de procéder qui établit un terrain propice aux clichés. 

Délicat donc de recueillir la parole directe des concernés sans la tronquer ou la dévaloriser. Selon Françoise, les bénéficiaires de l’association des Enfoirés  » éprouvent déjà un sentiment de honte en passant la porte, alors imaginez l’exposer au grand public », en se confiant à un journaliste. 

Pour Françoise, bénévole à ATD Quart Monde : « les médias sont les yeux de la société et ils parlent à la place des autres ». « Qui a envie de dévoiler au monde qu’il travaille mais n’a pas les moyens d’avoir un toit ? » , demande la quinquagénaire engagée. 

Au foyer de la rue Leydet à Bordeaux, Raymond, un pensionnaire, exprime sa méfiance des journalistes : « Je ne veux pas parler aux médias de ma situation, je ne veux pas remuer mon passé. Ici, chacun a un problème et besoin d’aide. » À ses côtés, Patrick, lui aussi à la rue, abonde dans le même sens : « On est la dernière marche de la société. Je suis sans travail, j’ai 60 ans, qui s’intéresserait à moi ? À quoi ça sert de raconter ma vie ? »

Resterait alors aux journalistes à se tourner vers les travailleurs sociaux et responsables d’association. Le micro est tendu à ces intermédiaires qui finissent malgré eux par parler à la place des premiers concernés. Les bénévoles se méfient également des journalistes, comme Yannick, membre des Restos pour qui il est essentiel de « toujours beaucoup protéger les bénéficiaires du regard des journalistes ». Le travailleur social endosse un rôle de contrôleur, de second filtre pour s’assurer que le propos d’un exclu n’alimente pas une fausse image de la pauvreté.

La mise en lumière de la situation des précaires sous l’angle des problèmes sociaux ne s’accompagne donc que rarement, et à des fins illustratives, d’une prise de parole directe des premiers concernés.

Les Restos du coeur bénéficient d’une grande médiatisation à l’approche de l’hiver. ©Photo Nam Durieu


Droit à la complexité

Edouard Zambeaux est un journaliste qui s’intéresse aux marges de la société depuis le début de sa carrière. « Le ‘pauvre’ est un objet et pas un sujet dans le discours médiatique général. Or on peut être pauvre et politisé, avoir son avis sur la marche du monde. On ne leur donne pas la parole, on parle pour eux », dénonce-t-il. 

Son émission Périphéries a été diffusée pendant 13 ans sur France Inter avant d’être déprogrammée en 2017. Il continue depuis à la diffuser sur internet. Son but ? Redonner leur « droit à la complexité » aux personnes marginalisées. « Tous ont le sentiment que les médias leur volent leur histoire, explique-t-il. Ils demandent un droit à la nuance, un droit à changer d’avis. Ils disent d’eux-même qu’ils ne sont pas que des immigrés, pas qu’au RSA. Elles peuvent aussi être des mères de famille responsables, militantes politiques, engagées dans une association… »

Selon le fondateur de Périphéries, les journalistes ont surtout tendance à verser dans l’essentialisation des pauvres : « le problème est presque inhérent à l’exercice du métier de journaliste. Nous ne sommes pas sociologues. »


Manque de temps 

Le coupable numéro un de ce mauvais traitement ? Le manque de temps. « Si un journaliste venait passer une semaine avec nous, se mettait dans la peau d’un bénévole, il pourrait vraiment comprendre ce qu’on fait », estiment Françoise et Fabienne des Restos du cœur

L’immersion journalistique serait une bonne alternative aux sujets express expédiés en fin de JT. Valérie, qui œuvre auprès d’ATD Quart Monde, se désole : « Quand les journalistes viennent nous voir, ils ne prennent pas le temps, ils échangent avec certains d’entre nous puis repartent et écrivent un petit article. Ce n’est pas ça le journalisme ».

Selon Laura, rares sont les journalistes qui prennent le temps d’analyser les mécanismes de la précarité. Pour Gilles qui travaille avec elle, « il faut décrypter le milieu. On ne peut prendre la parole d’un exclu à un instant »T » pour argent comptant. Il incombe aux journalistes de décrypter cette parole. »

Depuis 1987, le 17 octobre est Journée internationale du refus de la misère et de l’élimination de la pauvreté. ©Photo Nam Durieu


Susciter la solidarité 

Pour donner une dignité médiatique aux personnes précaires, encore faut-il entendre leur voix. « Il faut tendre le micro aux gens pour qu’ils relèvent la tête. Ils ont tous des choses à dire », explique Françoise, bénévole à ATD Quart Monde. 

Raymond, hébergé en foyer, estime qu’il :  « pourrait être intéressant de faire un reportage sur le centre Simone Noailles de Bordeaux, pour lui redonner de la valeur. Le centre souffre d’une mauvaise réputation car les gens ne savent pas ce qui s’y passe ».

Pour Armine, journaliste en Arménie, désormais réfugiée au centre d’hébergement et de réinsertion sociale bordelais : « On ne lit pas assez d’articles qui évoquent les solutions pour sortir de la rue. J’aimerais qu’on montre la richesse culturelle des foyers. »

Selon un rapport de l’ONPES une couverture médiatique adaptée peut en effet avoir des conséquences positives pour les publics précarisés. « En racontant le parcours d’un sans-abri ou d’une famille vivant en caravane, la télé, la radio ou un magazine les fait sortir de l’anonymat et de l’exclusion, attirant l’empathie des téléspectateurs, et suscitant parfois la solidarité. » Un moyen de redonner à ces invisibles une dignité médiatique. 


“Rendez-vous compte de ce pouvoir !”

En ce jeudi 17 octobre, journée internationale du refus de la misère, Valérie accueille tout le monde avec un large sourire.  Aujourd’hui cheffe d’entreprise, elle a traversé des phases de grande pauvreté. Au milieu du rassemblement, la quarantenaire veut tirer la sonnette d’alarme : « pourquoi vous ne parlez pas de la misère qui frappe des millions de Français ? Arrêtez de ne donner que les chiffres des morts de la rue. Pour eux c’est trop tard. Chaque année on compte nos morts mais il faudrait agir avant ».  

Elle n’a pas perdu totalement confiance dans les médias : « Vous avez un réel rôle social à jouer : celui de libérer la parole, de désigner les problèmes. Et même si les personnes perdent confiance en vous, on continue à vous écouter, rendez-vous compte de ce pouvoir ! »

« Être journaliste c’est un engagement au quotidien alors autant s’engager jusqu’au bout », rappelle la Bordelaise : « Allez voir les personnes, considérez-les. Ça permettrait de rétablir de la confiance entre tout le monde ». Aux journalistes de prendre leurs responsabilités. 

Selon un récent rapport de l’INSEE, la France compte 9,3 millions de pauvres, soit 14,7 % de la population. Un chiffre en hausse depuis l’an passé, repris par tous les journaux. Le 17 octobre aura réussi à capter les médias, à deux semaines d’une trêve hivernale synonyme de galères muettes.

Nam Durieu et Philippine Kauffmann