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Le versant caché du berger

Bertrand garde 1400 brebis dans les Pyrénées. Il part chaque année, plus de quatre mois en estive. Sa radio à pile et un tas de journaux sont ses seuls liens avec l’information. Et le reste du monde.

Les chiens aboient, un air faussement patibulaire affiché sur le museau. Les cloches pendues aux cous des brebis résonnent et sont quasiment les seules à perturber la tranquillité régnant dans ce petit village niché dans les contreforts des Pyrénées. C’est à Escout, 434 habitants au dernier recensement, que Bertrand passe les mois les plus froids de l’année, en compagnie de sa mère, Anne-Marie. À une dizaine de kilomètres d’Oloron-Sainte-Marie, en plein coeur du Béarn, le quinquagénaire attend de pouvoir monter en estive, à plus de 2800 mètres d’altitude, là où ses bêtes paissent sereinement.

De juin à septembre, il mène une existence solitaire. Un salarié lui donne un coup de main, et un muletier le ravitaille. Dans les bagages transportés par ce dernier chaque semaine, on trouve sept exemplaires de La République des Pyrénées, le quotidien béarnais. Bertrand les lit pêle-mêle, lorsqu’il déjeune là-haut. Les pages locales, les sports, les morts… Il regarde ce qui l’intéresse en vitesse. “Le journal, je le lis en dix minutes”, souffle-t-il entre deux bouffées d’une cigarette sans filtre qui ne le quitte jamais. Une manière de garder le lien avec la vallée, comme la radio. “Seulement France Bleu Béarn, on ne capte que ça, et seulement le matin, après c’est national”.

Bertrand, berger quinquagénaire n’est jamais aussi loquace que quand il s’agit de parler de rugby. Photo: François Beneytou

Depuis des décennies il consulte comme sa mère La République des Pyrénées. Au 1 rue Lamarque les pages de journaux parsèment la salle à manger. Le papier devient repose plat, coussin de fortune, puis combustible à cheminée. Le chien sous la table, « La Rép » dessus, la scène est immuable. Pourtant le berger le suggère. « J’ai l’impression que le journal Sud Ouest va plus loin non ? En politique nationale je trouve que c’est mieux. »

Quand il est en bas, à Escout, le Béarnais semble plus loquace que dans ses montagnes. Il accueille sans manières, dans une grande maison grise aux volets verts, avec un échafaudage rouillé accolé à la façade. Une fois à l’intérieur, une odeur aigre d’oignons crus préparés la veille par celle qu’il appelle “La mère” enveloppe l’atmosphère. Bertrand propose quelques panachés qu’il serait malvenu de refuser.

Il se lance dans un débat à propos des différents acteurs du championnat régional de rugby qu’il connaît sur le bout des doigts. Parfois, il s’arrête au milieu de ses phrases, et semble perdu. Mais après un long silence, il enchaîne sur le fil de ses pensées. Une façon de s’exprimer logique pour quelqu’un dont les seuls compagnons durant l’été sont 1400 brebis et ses fidèles patous.


Appuyée contre l’évier d’une cuisine où la vaisselle s’entasse, la mère de Bertrand veille au grain, supervisant le débat. Elle intervient de temps en temps pour appuyer les analyses sportives de son fils. “Je me rappelle de cette victoire contre l’Ecosse il y a deux ou trois ans, là ils avaient bien joué les Français ! ” Anne-Marie ne travaille plus à la ferme. Quand son fils n’est pas dans les parages, elle occupe son temps entre les visites occasionnelles et la présence bruyante d’une télévision toujours allumée.

Elle délaisse les journaux télévisés et privilégie les “feuilletons” de France 3 : Plus belle la vie, bien sûr. Et Zorro, dont elle déplore l’interruption de la diffusion. Elle préfère la presse papier. “Le journal, je le lis depuis que j’existe je crois bien”. Désormais elle se contente des titres. La faute à une police trop petite pour ses yeux fatigués.

 

Les yeux cachés derrière la visière de son béret, Bertrand dit ne pas connaître grand chose des médias et de l’actualité. Pourtant, il évoque aisément les révélations récentes de Mediapart ou le dernier rapport de la Cour des comptes sur les pratiques frauduleuses du maire d’Oloron, la principale ville voisine. Au dessus des nuages, Bertrand pourrait se dire qu’il domine le monde et que son isolement d’ermite suffit à sa destinée : confectionner ses fromages et veiller sur son troupeau.

L’information accompagne par petites touches ses journées de labeur, comme un rituel qui n’aurait jamais changé. Quand il ne s’agit pas de rugby ou d’élevage, Bertrand fait fi des opinions trop tranchées. Le choix des mots, le temps de la réflexion. 

Lorsque la conversation a un peu trop duré, le regard s’éparpille. “Bon, on va se remettre à faire quelque chose maintenant”. Des brebis à aller voir, sur la colline qui surplombe la vieille bâtisse de pierre où il habite huit mois sur douze. Comme l’actualité, elles n’attendent pas. 

Réalisé par François Beneytou, Clément Bouynet et Pierre Larquier