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Marchands de presse : les derniers résistants

De Paris à Bordeaux, les marchands de presse coulent petit à petit. Les journaux disparaissent, les rayons se transforment, et les vendeurs, lassés, baissent les bras. Écrasés par les grandes entreprises de distribution, ils étouffent. Reportage.

« L’avenir des kiosquiers, je ne le vois pas très bien. Ce sera un métier pour les pauvres, qui vont accepter de travailler pour pas grand chose. Ce n’est pas un métier d’avenir. » Nelly Todde, 57 ans, est vice-présidente du Syndicat des kiosquiers. Elle a débuté à Opéra, à Paris, après plusieurs remplacements d’été. Une trentaine d’années et six kiosques plus tard, elle tient le troisième plus gros point de vente de Paris sur le boulevard Saint-Germain. Au total, c’est 1800 titres exposés dans ses étals, entre le Café de Flore et les Deux Magots. « Personnellement, je n’ai pas à me plaindre. Je fais partie des moins de 10% des kiosques qui tournent encore bien.  » Sur la capitale, elle estime que 70% des quelque 450 kiosques ne sont pas viables. Une situation bien terne qui reflète la difficile période traversée par la presse écrite et la mauvaise gestion des points presse, dont les vendeurs sont les premières victimes.

D’après le Conseil supérieur des messageries de presse, plus de 6000 diffuseurs ont fermé depuis 2011. Les ventes de journaux ont dégringolé : 1 milliard d’exemplaires en moins diffusés sur la même période. Un chiffre qui s’explique par l’arrivée d’Internet, mais aussi par des abonnements à prix cassés. En 2014, ils constituaient 54% du total des ventes contre seulement 34% en 2000. Alors, selon Nelly Todde, environ 80 kiosques à Paris ne trouvent plus de repreneurs, faute d’attractivité. Et les autres suffoquent.

Romain


Alma-Marceau, en plein coeur de Paris. David travaille dans le kiosque de sa sœur, Barbara, depuis presque 6 ans. Tous les matins, il est présent à 5h30 pour réceptionner les commandes, s’occuper de la mise en place et… gérer les départs d’invendus. « On n’a pas la main sur le volume des tirages et leur distribution. Parfois, on reçoit 10 ou 15 exemplaires d’un titre, quand on sait qu’on va en vendre deux. »

« C’est le principe du flux poussé », avance Estelle Thauvin, responsable des relations avec les enseignes et les concessions chez la première messagerie de presse française, Presstalis. Car depuis 1947, année où la loi Bichet est entrée en vigueur, chaque titre imprimé acquiert automatiquement le droit d’être proposé sur tous les points de vente. Chez les éditeurs, la publicité constitue un tiers de leurs revenus. Ils n’hésitent alors pas à pousser au maximum leurs tirages pour que le prix de la plage publicitaire s’envole. Sans tenir compte des ventes. Ni des vendeurs.

Pour David, et pour tous les autres, s’en suit alors le jeu incessant des renvois et remboursements. Remboursements qui mettent parfois du temps à arriver. « En attendant qu’ils nous créditent ce qui n’a pas été vendu, on doit payer les factures, insiste-t-il. C’est de l’argent qui est dehors et qui ne sert à rien, sauf à renflouer les caisses de Presstalis. » Ici et là, les exemplaires passés s’entassent avant d’être réexpédiés. Faute de place, ils traînent au pied de la caisse ou servent de présentoir aux derniers arrivants. 


Au croisement du boulevard Raspail et de la rue du Bac, William encaisse une cliente dans son kiosque flambant neuf, installé face au café Le Saint-Germain. Ici aussi, les problèmes (et les journaux) s’accumulent. « Je fais des départs d’invendus tous les jours, raconte-t-il. Et parfois, les quantités sont délirantes ! Mais avec mes 35 années dans le métier, je m’emmerde plus et quand je veux gueuler, je gueule. » Mais gueuler contre qui ? Entre les éditeurs et Presstalis, les kiosquiers ont du mal à savoir à qui s’adresser. Alors William a tranché : désormais, il n’appelle que les éditeurs. « Au moins, certains m’écoutent, et parfois, pour un petit laps de temps, ils baissent un peu les quantités. Mais d’autres éditeurs ou encore Presstalis, ça ne vaut pas la peine, ils ne comprennent rien. »

« Aujourd’hui, je suis obligé de proposer près de 1000 titres alors qu’une centaine, à peine, se vend vraiment. »

Un problème qui ne touche pas que le cocon parisien. Au fond de son tabac bordelais, sur le quai des Chartrons, Aurélien monte les escaliers. Au dessus, il y a cette mansarde sombre, où le buraliste gère les affaires, envoie des mails et range ses papiers, parmi lesquels on trouve cette lettre chargée de colère, adressée à Presstalis. 

« Aujourd’hui, je suis obligé de proposer près de 1000 titres alors qu’une centaine, à peine, se vend vraiment. C’est simple : côté presse, je ne fais plus aucun bénéfice. Ils le savent, mais ils ne font rien ! », déclare-t-il, lassé. Pour finir le mois avec un salaire correct, Aurélien demande la restructuration de son commerce : il voudrait avoir un peu plus de contrôle sur les journaux qu’il reçoit. Et il profite de ce courrier pour mettre le doigt sur des conditions de travail désolantes.

 

Pour les diffuseurs de presse comme Aurélien, l’opacité des procédures est un véritable obstacle. Il suffit de s’intéresser à la démarche à suivre pour n’importe quelle demande : un dépôt de requête par téléphone, qui reste sans réponse, ou encore un formulaire à remplir sur une plateforme en ligne qui semble n’être examinée que très rarement. Et, bien sûr, presque jamais d’interlocuteurs humains. Estelle Thauvin justifie la méthode par la nécessaire diminution des effectifs de la société, mais elle affirme aussi et surtout que ce processus a été mis en place pour améliorer la traçabilité des demandes. « C’est aussi pour le confort des diffuseurs eux-mêmes ! », ajoute-t-elle.  Ce dont doute fortement Aurélien. « Le résultat c’est surtout que certaines de mes demandes ont mis plus de 19 mois avant d’être prises en compte ! », déplore le buraliste. 

Pour lui, la presse est une histoire de famille. Son père, Gérard, est propriétaire du tabac depuis près de trente ans, et Aurélien a grandi avec les journaux. Mais les problèmes l’emportent parfois sur la passion. Dans son courrier, le jeune vendeur précise que si la société refuse ses changements, il arrêtera de vendre la presse. Et il n’est pas le seul. À Bordeaux, plusieurs de ses confrères ont déjà lâché l’affaire. À quelques pas d’ici, Mohande ne tient plus vraiment un tabac-presse, mais plutôt un tabac-snacking. Car depuis trois ans, deux grands frigos remplis de sandwichs et de boissons ont remplacé les étagères dédiées aux journaux.

« Trop de contraintes », « trop de conflit », et « plus assez d’argent ». Voilà comment le gérant résume, à peu près, son rapport à la presse, alors même que ses deux filles sont journalistes. Désormais, on ne trouve plus qu’un modeste présentoir avec quelques Sud Ouest et les deux ou trois magazines du groupe, coincés au fond de la boutique, près de la place des Quinconces. « De toute façon, on m’en envoie cinq et j’en renvoie quatre », déclare le buraliste, accoudé à son comptoir.


Gérard est propriétaire du tabac de la Cité depuis près de 30 ans, et travaille aujourd’hui avec son fils, Aurélien.

Au sein de la métropole, alors que certains habitués restent satisfaits de l’offre dans leur quartier, d’autres s’inquiètent déjà de la disparition de leurs marchands de journaux. Dans quelques années, pourra-t-on encore trouver son quotidien à quelques centaines de mètres de chez soi ?

« Oh t’as un mauvais œil toi ! » Retour dans un Paris un peu gris. William reçoit chaleureusement son client. « Voyez comme il nous accueille ! » renchérit le vieil homme, un Figaro sous le bras. Chez lui, les clients réguliers vont encore bon train. Le quartier est favorable à l’activité du kiosque. « Ici, c’est assez relevé intellectuellement, et les gens ont les moyens d’acheter de la presse », analyse William, derrière la vitre de sa caisse. Alors les passants viennent et repartent, quotidiens en main. 

La situation ailleurs est plus morose. Dans certains arrondissements de la capitale, les kiosques ferment. Mediakiosk, leur gestionnaire, les mettent alors en compétition, tous les six mois, explique David. La liste des postes vides est publiée et les kiosquiers postulent, avec, selon leur ancienneté, plus ou moins de chance d’obtenir celui qu’ils convoitent… ou d’obtenir les kiosques non grata. « Il y a des arrondissements où ça ne marche pas parce que ce sont des zones moins touristiques, que les populations sont moins attachées à la presse ou ont des revenus moins élevés. Parfois c’est aussi juste une question de passage. Mais résultat, personne ne les veut et ces kiosques ne trouvent pas de repreneurs. »

Et même dans les quartiers « faciles », on en a « ras le bol ». Ras le bol des problèmes de gestion, ras le bol des contraintes, ras le bol des prestataires comme Mediakiosk. « Je n’ai plus que dix ans à travailler, et pourtant je n’en peux plus, je veux juste arrêter de travailler avec eux », confie Nelly, désabusée. Mediakiosk, filiale de JCDecaux, a remporté en 2016  l’appel d’offres de la mairie de Paris pour mettre en œuvre son projet phare mais polémique : l’installation de nouveaux kiosques. Modernes, spacieux, confortables, et fonctionnels, c’est la promesse, difficilement tenue, du gestionnaire. « On a supprimé 300 des titres que nous vendions quand on a changé le kiosque », se plaint David. « Et quand on a dit qu’on ne voulait pas de ces nouvelles structures, ils nous ont répondu qu’on pouvait partir si on n’était pas contents. » 


Boulevard Raspail aussi la collection de William est passée de quelque 1150 titres à seulement 850. Un manque à gagner non négligeable pour les vendeurs qui subissent déjà le désintérêt des nouvelles générations pour la presse écrite. Finalement, les nouveaux kiosques sont devenus le cauchemar de leurs propriétaires. « C’est devenu impossible de stocker les journaux : la surface au sol est la même mais l’espace clientèle a été agrandi, alors résultat, on n’a plus de place pour travailler », râle William. 

Accompagnés d’un système informatique « dernier cri », les nouveaux kiosques devaient rendre plus facile l’inventaire, la gestion de leurs commandes et invendus. Au lieu de ça, c’est la double peine. « C’est simple, on travaille avec deux messageries : Presstalis et MLP », explique Nelly, à l’autre bout du téléphone. Elle hausse le ton : « Et Presstalis décide de se mettre sur le système informatique, mais MLP n’en tient pas compte et nous demande de travailler sur papier. Alors maintenant, on fait tout deux fois ! Comme si on avait le temps… Et ça, c’est sans compter les dysfonctionnements, parce qu’ils ont préféré prendre un logiciel moins cher. » Parfois, scanner un journal en affiche un autre, d’autres fois, Le Monde est daté de l’année précédente. A chaque jour sa surprise. Bilan : les marchands ont du mal à suivre leurs comptes, se perdent dans les inventaires, ou n’ont pas le nombre exact d’invendus. 

Voilà ce que les kiosquiers affrontent tous les jours dans leurs infrastructures “modernes et confortables”. Et pour ce résultat, certains ont attendu longtemps. Trop longtemps. C’est le cas de William, à qui on avait garanti une fermeture de trois semaines maximum pour l’arrivée de ce kiosque 2.0. Deux mois. Ce sera finalement deux mois de fermeture forcée pour ce cadeau empoisonné. Mais il s’estime chanceux, son voisin entame le troisième… 


En novembre 2016, les kiosquiers se sont mis en grève pour obtenir une indemnité pendant ces fermetures. Victoire. La mairie a envoyé des aides, et continue de soutenir les vendeurs en difficulté. Mais seulement selon les critères de Mediakiosk, maître des lieux. « Les dossiers d’aides sont envoyés à la mairie de Paris par Mediakiosk, alors il vaut mieux s’entendre avec eux », confie Nelly. 

La majorité vit pourtant grâce à ces aides et au Centre d’Entraide Parisien de la Presse et de l’Edition (CEPPE), une autre caisse gérée par la filiale JCDecaux et financée intégralement par les éditeurs de Presstalis et MLP, d’après la Vice-présidente. Mais elle a des doutes quant à la gestion de cette caisse. « Les comptes du CEPPE sont complètement opaques, on ne sait jamais combien le fonds rapporte et quelle part est redistribuée aux marchands. »

Avec ces subventions, les kiosquiers peuvent espérer atteindre un salaire maximum de 1200 à 1500 euros, avant charges et impôts. Un montant insuffisant pour ceux qui décident de se lancer. D’autant plus qu’elles arrivent uniquement à chaque fin de trimestre, et souvent avec du retard. « Les petits nouveaux ne restent pas plus de trois à six mois car ils coulent avant l’arrivée des aides, explique Nelly. En les attendant, ils doivent taper dans la caisse pour vivre et derrière, ils ne peuvent plus régler les factures de Presstalis. » Alors ils ferment. Et d’autres prendront leur place. « J’aime la presse, j’ai commencé ce métier pour elle et j’aimerais que les nouveaux arrivent à la faire vivre, regrette-t-elle. Mais si ce n’est plus rentable pour les marchands, on ne peut pas leur imposer de ne faire que ça. »

 

Boulevard Saint-Germain, comme dans les autres quartiers touristiques de Paris, magnets, tours Eiffel, et autres bibelots ont peu à peu envahi les journaux.

« Mais aujourd’hui, c’est grâce à mes chinoiseries que les lecteurs achètent leur journal à 7h ou à 22h. Ce sont mes chinoiseries qui font vivre la presse sur le boulevard. »


Des kiosques vides, c’est le sombre tableau qui se dresse pour l’avenir du métier. Alors certains se diversifient, pour garder la tête hors de l’eau. Et donc hors de la presse. Boulevard Saint-Germain, les milliers de titres de Nelly Todde disparaissent derrière les Tour Eiffel, les tabliers, les cartes postales et les bonnets signés « PARIS ». C’est ce qu’on appelle la marchandise « hors presse », celle qui attire les touristes et qui fait du passage. Celle qui permet également de continuer à vendre le quotidien du matin. « Quand j’ai voulu m’installer à Saint-Germain, on s’est opposé à ma candidature, sous prétexte que je vendais trop de ‘chinoiseries’ et que ça ne plairait pas aux habitants du quartier. Mais aujourd’hui, c’est grâce à mes chinoiseries que les lecteurs achètent leur journal à 7h ou à 22. Ce sont mes chinoiseries qui font vivre la presse sur le boulevard. »

Pour elle, l’avenir est dans la réorientation et la diversification, le meilleur moyen de maintenir la presse française dans les rues. Aujourd’hui, le « hors presse » constitue au moins 60% de ses ventes. C’est ainsi qu’elle peut, après plus de 30 ans de métier, enfin déclarer ses salariés.

Juliette de Guyenro et Eve Guyot