Haut
15 décembre 2018 à Bordeaux

Gilets jaunes, Acte 1 : désamour, quand tu nous tiens

Le mouvement des Gilets jaunes a révélé un fort sentiment de défiance envers les médias. Elle s’est parfois traduite par des violences verbales et physiques à l’encontre des journalistes. 

Des journalistes à terre, roués de coups par des manifestants. Des insultes à foison. Des jets de projectiles. Les images ont fait le tour du web. Elles ont choqué, scandalisé. Au début du mouvement des Gilets jaunes surtout, il était difficile pour les journalistes de faire leur travail. Une défiance due à un ras-le-bol généralisé. Les médias sont perçus comme étant à la solde du pouvoir, totalement hors-sol, déconnectés. Si loin du frigo vide, de l’essence inabordable, de la ruralité, des problèmes d’une bonne partie des Français. 

« Il m’attrape par le bras et m’entraîne vers une barricade en feu »

L’éditorialiste de plateau n’était pas le seul visé. Tous les membres de la chaîne de l’information, y compris les plus précaires, ont eu à faire face à la défiance. “Les journalistes mentent sur les chiffres, font le jeu de Macron, ne parlent de nous que quand ça brûle” : autant d’assertions entendues dans les cortèges, sur les ronds-points, ou lors de tout autre rassemblement. 

“Ce jour-là, j’ai eu très, très peur”. C’était le 8 décembre 2018, cours Victor Hugo à Bordeaux. “Le premier acte que j’ai couvert”, se rappelle Eva Fonteneau, correspondante pour Libération.  Alors qu’elle suit au plus près la manifestation qui dégénère sur cet axe du centre-ville, “un black-bloc” l’attrape par le bras. “Il commence à m’entraîner vers une barricade en feu, j’essaye de me débattre et de partir. Un de ses copains arrive alors avec une batte, j’ai vraiment flippé”. Soudain, “il y a une explosion dans les flammes. Je réussis à m’enfuir en courant et me réfugie dans un commerce à proximité.” 

Un dialogue impossible ?

“La violence envers les journalistes n’est pas nouvelle. Mais à partir de novembre, c’était généralisé”, analyse Vincent Lanier, Premier secrétaire général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) jusqu’en octobre. “Même nous, journalistes de PQR, qui sommes beaucoup sur le terrain, on s’est pris dans la figure des insultes, des menaces. Ce n’était pas toujours compréhensible”, raconte le journaliste du Progrès.

Pourquoi de telles violences ? Les médias ont-ils manqué de proximité avec ceux qui allaient défiler chaque samedi, chasuble fluo sur le dos ? Pour tenter de le comprendre, nous avons fait dialoguer journalistes de médias traditionnels et Gilets jaunes. 

« T’es un RG ? »

Cette défiance généralisée a touché une grande partie de ceux qui suivaient le cortège sans y appartenir. Encore plus quand ils portaient un moyen de captation visible, comme une caméra ou un appareil photo. Souvent, les échanges commencent par de simples questionnements, mais sur un ton parfois agressif et méfiant : “pour qui tu travailles ?”, “tu vas publier ça où ?”, “t’es un RG [policier des renseignements généraux, NDLR] ?”.  

Venus pour être au plus près, pour “s’approprier l’information retransmise par les médias traditionnels”, “voir ce qui se passait en vrai”, des journalistes indépendants ou amateurs se sont, eux aussi, retrouvés parfois face à ces interrogations. 

Certains, de par leur statut, s’en sortent : “Je n’ai jamais eu de problèmes avec les manifestants car j’explique ma démarche aux gens, je leur parle de la précarité, des risques qu’on prend. Ils me laissent bosser en toute circonstance”, souligne NnoMan, photojournaliste indépendant, qui couvre les mouvements sociaux depuis une dizaine d’années. 

Appareil photo brisé

Pour d’autres, c’est parfois plus compliqué. A quelques kilomètres du G7 de Biarritz, en août 2019, se déroule le contre-sommet. Le 22, une manifestation sauvage entre Urrugne et Hendaye s’improvise. Stéphane, photographe indépendant et syndiqué au réseau WorkPress, est dans le cortège, ses deux appareils en main. Pour changer de point de vue, Il décide de quitter le groupe de photographes et se dirige à l’arrière. Des manifestants vêtus de noir l’interpellent : “Pour qui tu travailles ? Tu vas faire quoi de tes photos ?”. Les insultes fusent. “Je n’avais pas pris leur visage en photo”, tient à préciser le jeune homme.

L’incident aurait pu en rester là. Mais “quinze minutes plus tard, un black bloc revient à la charge et met un coup de poing dans mon appareil photo, en me disant que je n’ai rien à faire là”. L’objectif et l’écran sont brisés.

(Photo DR)

Physiquement, il n’a rien. Mais mentalement, il est touché. “Forcément, ça déstabilise. Ça enlève cette volonté d’être proche des gens, de couvrir ces événements au plus près. Ils n’ont pas voulu comprendre qui j’étais, ils sont restés dans leur défiance envers les médias”, regrette-t-il. Et personne n’est venu lui porter assistance. 

Novembre 2018, un collectif voit le jour

Il n’a suffi que d’un samedi de manifestations pour que des journalistes créent un collectif afin de faire face aux violences rencontrées. “Paye toi un journaliste” voit le jour le 18 novembre 2018, porté par huit journalistes montpelliérains. “Nous sommes devenus pour certains des vendus, des traîtres, au service du pouvoir, des femmes et des hommes à abattre, tant sur les réseaux sociaux que sur le terrain”, déplorait le premier communiqué. Le but de ce groupe Facebook aux presque 4 000 membres : dénoncer les violences, mais aussi “renouer le dialogue avec le citoyen”

Onze mois après, le bilan est mitigé : “on a fait quelques interventions dans des écoles mais on n’a pas pu mettre en place d’actions de longue durée, c’est très énergivore”, explique Coralie Pierre, journaliste et membre fondateur du collectif. Même si les violences se font plus rares sur les manifestations, “les agressions perdurent sur le terrain. Et il est toujours difficile de faire son travail”.

>>> Suite : Acte 2 – quand la police vient jouer les trouble-fête

Alexandra Lassiaille et Hippolyte Radisson